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Comme il doit être important que je donne mon adresse dans cette déposition, je vous signale que j’habite avec mes parents et mes deux frères sur Lumley Lane, dans une vaste maison, la plus belle de la rue.

Je ne frime pas. C’est la pure vérité. C’était une ferme, autrefois, mais du genre plutôt chicos, avec vitraux et autres délicatesses du même acabit. Des membres de la Société historique de l’Indiana ont déboulé un jour pour apposer une plaque sur la façade, dans la mesure où c’est la plus ancienne demeure de la ville.

Attention ! Ce n’est pas parce que nous vivons dans une vieille baraque que nous sommes pauvres. Mon père possède trois restaurants dans le centre, à seulement huit ou neuf rues de là. 1) Mastriani, cher ; 2) Joe, pas cher ; et 3) Petit Joe, encore meilleur marché, où l’on vend de la bouffe à emporter. J’ai le droit de manger quand je veux dans chacun des trois, sans payer. Mes amis aussi.

Je vous vois venir, vous ! Vous allez en conclure aussi sec que j’ai des tas d’amis. Faux ! En dehors de Ruth, je ne fréquente que quelques rares personnes, pour la plupart des membres de l’orchestre. Ruth y est premier violoncelle, j’y suis troisième flûte. Je ne me mêle qu’à mes collègues, notamment les deuxième et cinquième flûtes, plus quelques trompettistes et une ou deux autres violoncellistes qui ont reçu l’aval de Ruth. Sinon, je suis plutôt une solitaire. Si l’on ne tient pas compte de mes codétenus consignés, naturellement.

Ma chambre se trouve au deuxième et dernier étage, la seule pièce à ce niveau, avec ma salle de bains perso. C’était le grenier, avant. Les plafonds y sont bas, les fenêtres en mansarde. Autrefois, j’arrivais à me faufiler complètement dans une des fenêtres. J’aimais m’asseoir là pour observer ce qui se passait sur Lumley Lane : pas grand-chose en général, mais je dominais toute la rue et je trouvais ça chouette. Je faisais semblant d’être gardienne de phare, guettant les bateaux qui s’échouaient sur notre pelouse dont je me plaisais à imaginer qu’elle était une côte traîtresse.

Un peu d’indulgence, que diable ! Je n’étais qu’une gamine.

Et, d’après Goodheart, j’avais déjà des problèmes.

Passons. Pour accéder aux étages, il faut emprunter l’escalier situé à droite de la porte d’entrée, dans ce que ma mère, avec son accent français, appelle le hall.

(Elle prononce « hâââll », de la même façon qu’elle dit « Tarjay » pour Target, le magasin où nous achetons nos serviettes de toilette. Son sens de l’humour bien à elle. Eh oui, elle est comme ça.) Le seul problème, c’est que le hâââll donne directement sur le salon, qui a des portes-fenêtres menant à la salle à manger, laquelle a des portes-fenêtres ouvrant sur la cuisine. Bref, de l’autre bout de la maison, à travers toutes ces pièces en enfilade, ma mère voit qui entre. Impossible de grimper sans être repéré.

Ça n’a pas loupé cet après-midi-là non plus. M’apercevant, elle a hurlé – la cuisine est assez loin :

— Jessica ! Viens un peu par ici !

M’interrogeant sur la bêtise que j’avais bien pu commettre cette fois, et espérant que Goodheart n’avait pas pris d’initiative malheureuse, tel un coup de téléphone, j’ai posé mon sac, ma flûte et tout mon bazar sur le banc judicieusement placé près de l’escalier et j’ai entrepris d’effectuer le long trajet jusqu’à la cuisine en inventant un prétexte crédible destiné à expliquer mon retard, au cas où ma mère aurait été furax.

— J’avais une répétition à la fanfare… ai-je commencé.

Le temps d’arriver à la salle à manger – équipée, s’il vous plaît, d’une sonnette dissimulée dans le plancher, sous la chaise en bout de table, de façon à ce que Madame puisse, d’une simple pression du pied, signaler aux bonnes qu’il est temps d’apporter le dessert, ce qui, dans la mesure où nous n’avons jamais eu de bonnes, a toujours représenté une vraie plaie, surtout quand nous étions tout mômes (allez empêcher des gamins de s’amuser à sonner à tout bout de champ), et rendait ma mère, en général postée dans la cuisine, positivement dingue –, j’avais peaufiné mon mensonge.

— …et ça s’est éternisé, m’man. À cause de l’orage, nous avons dû nous réfugier en catastrophe sous les gradins, il y avait des tas d’éclairs, et…

— Regarde-moi ça !

Elle m’a flanqué une lettre sous le nez. Mon frère Mike était avachi devant le plan de travail. Il paraissait mécontent, mais il faut préciser que, aussi loin que je me souvienne, il n’a jamais eu l’air heureux de sa vie, sauf le jour où mes parents lui ont offert un Mac pour Noël. C’est la seule fois où j’ai vu un vague sourire se dessiner sur ses lèvres. J’ai contemplé la missive. Je n’arrivais pas à la lire, parce que ma mère me la collait sur la figure. De toute façon, ce n’était pas utile, car elle a enchaîné :

— Devine, Jessica ! Devine un peu ! C’est une lettre de Harvard. Et que dit-elle, à ton avis ?

— Félicitations, Mike !

— Merci, a-t-il répondu sans beaucoup d’enthousiasme.

— Mon petit garçon ! a repris ma mère en brandissant le courrier dans tous les sens. Mon petit Mikey ! Harvard ! Seigneur, je n’arrive pas à y croire !

Sur quoi, elle s’est lancée dans une drôle de gigue.

D’ordinaire, elle n’est pas aussi zarbi. Grosso modo, elle ressemble aux autres mères. Elle donne parfois un coup de main à mon père pour les factures ou les feuilles de paie, même si elle préfère en général rester à la maison pour se consacrer à des tâches surprenantes, comme réparer les joints de la salle de bains. A l’instar de la plupart des mères, elle est gaga de ses gosses. L’acceptation de Mike à Harvard, bien que guère surprenante vu les notes qu’il avait obtenues à ses SAT[12], était donc vraiment importante pour elle.

— J’ai déjà prévenu ton père, a-t-elle précisé. Ce soir, nous fêtons ça chez Mastriani ! Homard pour tout le monde !

— Génial. Ruth peut venir ?

— Naturellement. Nous est-il déjà arrivé de sortir dîner en famille sans elle ?

C’est ce qui s’appelle de l’ironie inconsciente. Elle apprécie Ruth. Enfin, je crois.

— Et toi, Michael, tu souhaites inviter quelqu’un ?

À sa façon de dire « quelqu’un », il était clair qu’elle entendait une fille. Malheureusement, Mike n’en a jamais aimé qu’une, Claire Lippman, qui vit à deux maisons de là. Or Claire Lippman, qui a un an de moins que Mike et un an de plus que moi, est à peine consciente de l’existence de mon frère. Elle est bien trop occupée à jouer les vedettes dans toutes les pièces et comédies musicales du lycée pour prêter attention au fort en thème de Terminale du bas de la rue qui l’épie chaque fois qu’elle prend le soleil en bikini sur le toit de son garage, occupation à laquelle elle s’adonne chaque jour d’été sans exception, sitôt l’année scolaire terminée. Elle ne quitte pas son poste avant le Labor Day[13], à moins qu’un beau garçon se pointe en voiture pour lui proposer d’aller se baigner aux carrières.

Soit elle est accro aux ultraviolets, soit c’est une exhibitionniste. Je n’ai pas encore réussi à trancher.

De toute façon, il n’y avait aucune chance que mon frère invite « quelqu’un » à dîner avec nous, dans la mesure où Claire aurait réagi par un « Euh… mais qui es-tu ? » s’il avait seulement eu le cran de lui adresser la parole.

— Non, a-t-il donc bougonné, embarrassé.

Il était rouge comme une pivoine, alors qu’il ne s’agissait que de maman et moi. Vous imaginez si Claire Lippman avait été là ?

— Couard n’aura jamais belle amie[14], a soupiré ma mère.

En sus d’adopter fréquemment un faux accent français, elle aime citer Shakespeare ou Gilbert et Sullivan.

À la réflexion, elle ne ressemble sans doute pas tant que ça aux autres mères.

— Message reçu, a grommelé Mike. Pas ce soir, s’il te plaît. D’accord ?

— Très bien, a-t-elle répondu en haussant les épaules. Quant à toi, Jessica, si tu viens, permets-moi de t’annoncer qu’il est hors de question que ce soit dans cette tenue.

Cette tenue étant ce que je porte d’ordinaire – T-shirt, jean et baskets.

— Dépêche-toi d’aller enfiler cette robe en calicot que je t’ai faite pour Pâques.

Ma mère a cette manie de nous coudre, à elle et moi, des vêtements assortis. Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieuse. C’était mignon quand j’avais six ans, mais à seize, laissez-moi vous dire que ça n’a rien de mignon. D’autant que toutes les fringues qu’elle conçoit sont du genre Laura Ingalls[15].

Vous seriez en droit d’estimer que, n’ayant aucun mal à flanquer des baffes à des plaqueurs débiles, je n’en éprouve aucun non plus à exiger de ma mère qu’elle cesse de me fabriquer des fringues assorties aux siennes. Logique. Mais si votre père avait promis, à condition que vous acceptiez de les mettre sans une plainte, de vous offrir une Harley pour vos dix-huit ans, vous les porteriez également. Et toc !

En résumé, j’ai dit d’accord, et je suis repartie vers l’escalier, celui des bonnes au siècle dernier, fin XIX début XXe, date de construction de la maison.

— Je préviens Douglas, ai-je lancé.

— Oh ! a murmuré ma mère. Jess ?

Je l’ai royalement ignorée, ayant deviné la suite. À savoir qu’il était inutile d’embêter mon frère. C’est toujours comme ça, avec elle.

Personnellement, j’adore embêter Douglas. Par ailleurs, j’en ai discuté avec Goodheart, et il m’a affirmé que ça ne pouvait lui faire que du bien. Du coup, je m’y applique. En général, je m’approche de sa porte, laquelle est ornée d’un grand panneau sens interdit, et je frappe comme une sourde. Puis je braille : « Doug ? C’est moi, Jess ! », et j’entre. Il n’a plus le droit de s’enfermer à clé. Plus depuis que mon père et moi avons dû défoncer la porte à Noël dernier.

Bref, il était là, allongé sur son lit, une BD dans les mains. La couverture représentait un Viking et une fille à gros nichons. Voilà à quoi il s’occupe depuis son retour de la fac – à lire des BD. Et dans toutes, les filles ont de gros nichons.

— Devine un peu, ai-je dit en m’asseyant au pied de son lit.

— Mikey a été accepté à Harvard. J’ai entendu. Tout le quartier aussi, sans doute.

— Non. C’est pas ça.

Il m’a regardée par-dessus la couverture de son album.

— M’man veut fêter ça chez Mastriani. Je refuse d’y aller. Il va falloir qu’elle apprenne à vivre déçue. Et je te conseille de garder tes mains dans tes poches. Je n’irai pas, même si tu me files une raclée. D’ailleurs, je commence à envisager de me défendre.

— C’est pas ça non plus. Et je n’avais pas l’intention de te frapper. Enfin, pas beaucoup.

— C’est quoi, alors ?

— J’ai été foudroyée.

— Mon œil ! a-t-il riposté en reprenant sa lecture. N’oublie pas de fermer la porte en sortant.

— C’est vrai ! Ruth et moi attendions que la tempête se calme sous les gradins du stade…

— Ils sont en métal, a précisé Douglas en s’intéressant de nouveau à moi.

— Exact. J’étais appuyée contre un des piliers, un éclair est tombé sur les tribunes, et voilà que je me retrouve à un mètre cinquante de là, frissonnant de partout, et…

— N’importe quoi ! Tu racontes n’importe quoi, Jess.

N’empêche, il s’est assis.

— Je te jure que c’est la vérité. Tu n’as qu’à demander à Ruth.

— Tu n’as pas été foudroyée, sinon tu ne serais pas là pour en parler.

— Je te dis que si, Douglas.

— Montre-moi tes blessures, alors, a-t-il exigé en retournant ma main. Le point d’impact et celui de sortie. L’éclair devrait être entré par un endroit et ressorti par un autre. Dans les deux cas, tu aurais une cicatrice en forme d’étoile.

Tout en parlant, il a lâché ma main droite pour s’emparer de la gauche, qu’il a examinée également. Aucune de mes paumes ne portait de marque.

— Tu vois ! s’est-il exclamé, dégoûté. (Douglas sait ces choses-là parce qu’il passe sa vie à lire. De vrais livres, parfois, au lieu de BD.) Tu n’as pas été frappée par la foudre. Et arrête de colporter des âneries. La foudre tue des centaines de gens tous les ans. Si ça t’était arrivé, tu serais dans le coma, pour le moins.

Sur ce, il s’est rallongé et a repris son album.

— Et maintenant, file, m’a-t-il ordonné en me poussant du pied. Je suis occupé.

Avec un soupir, je me suis levée.

— D’accord. Mais tu vas le regretter. M’man a promis du homard.

— Nous avons mangé du homard le soir où j’ai été accepté à l’université d’État, a-t-il marmonné. Tu as vu comment ça s’est terminé.

— Très bien, espèce de gros bébé, ai-je lancé en lui tordant le gros orteil. Vautre-toi donc avec le capitaine Lars et Helga, sa blonde à forte poitrine.

— Elle s’appelle Oona, a objecté Doug en me contemplant un instant avant de se cacher une nouvelle fois derrière son bouquin.

Je suis sortie en prenant soin de fermer derrière moi, puis je suis montée dans ma propre chambre.

Je ne suis pas vraiment inquiète au sujet de Douglas. Je devrais l’être, je sais, mais non. Je suis sans doute la seule de la famille dans ce cas, à l’exception de mon père, peut-être. Douglas a toujours été étrange. J’ai l’impression d’avoir passé ma vie à dérouiller ceux qui traitaient mon frère aîné d’attardé, de mongolien ou de crétin. J’ignore pourquoi mais, bien que j’aie été en général beaucoup plus petite qu’eux, je me sentais obligée de leur aplatir le pif pour avoir manqué de respect à mon frangin.

Ça rendait ma mère folle, pas mon père. C’est d’ailleurs lui qui m’a appris à cogner de façon plus efficace en me conseillant de garder mon pouce à l’extérieur de mon poing. Petite, je le mettais à l’intérieur. C’est ainsi que je me le suis foulé à maintes reprises.

Douglas était furieux quand je me battais à cause de lui, et j’ai fini par me débrouiller pour qu’il ne l’apprenne pas. Je comprends. C’était sûrement humiliant d’avoir toujours une gamine dans les pattes qui tabassait les autres à sa place. Je ne pense pas que ça ait joué dans ce qui s’est produit plus tard, cependant. À Noël dernier, plus précisément. Quand il a essayé de se tuer. Soyons raisonnable – personne ne tente de se suicider simplement parce que sa petite sœur se battait à sa place, au collège ou ailleurs.

Euh… n’est-ce pas ?

Glissons. Une fois dans mes pénates, j’ai appelé Ruth pour l’inviter. J’avais beau savoir que, à cause de Jeff Day, cette journée marquerait le début d’un énième régime, je savais aussi qu’elle serait incapable de résister. Non seulement il y aurait du homard, mais il y aurait Michael. Ruth s’acharne à nous convaincre qu’elle n’aime pas mon frère. Entre vous et moi, elle en est dingue. Ne me demandez pas pourquoi. Ce mec, ce n’est vraiment pas un cadeau, vous avez ma parole.

Elle a réagi exactement comme je l’avais prévu.

— Je ne devrais pas. Le homard, c’est si calorique. Enfin, pas le homard en lui-même, tout le beurre qui va avec… En même temps, une petite exception par-ci par-là… Michael a été accepté à Harvard, ce n’est pas rien quand même…. Je ne peux pas louper ça… Bon, d’accord, j’en suis.

— Super ! Rejoins-moi ici. Donne-moi juste dix minutes pour me changer.

J’allais raccrocher quand elle a lancé, soupçonneuse :

— Un instant ! Ne me dis pas que ta mère t’oblige à porter une de ses tenues assorties ! C’est tellement gay ! Tu veux mon avis ? a-t-elle ajouté devant mon silence. Une moto ne vaut pas ça. C’est une fichue Maserati que ton père devrait t’acheter pour ce que cette femme te fait subir.

Ruth est persuadée que ma mère est victime de l’oppression que lui inflige une société patriarcale – en un mot, mon paternel. C’est faux. Il adorerait que ma mère ait un boulot. Ça lui éviterait de ruminer à propos de Douglas. Malheureusement, depuis que ce dernier est revenu à la maison, elle refuse tout bonnement d’envisager la question : qui, sinon, garderait un œil sur lui et s’assurerait qu’il se tient à distance des lames de rasoir ?

J’ai confirmé à Ruth que je mettrais une des tenues si gay de maman. Sans relever que « gay » n’est franchement pas l’adjectif qui convient : les homos que je connais sont carrément cool et préféreraient se pendre plutôt que d’arborer des fringues en vichy. Sauf à Halloween. Passons. J’ai mis fin à la conversation et j’ai entrepris de me déshabiller. Personnellement, je suis plutôt branchée jean et T-shirt. L’hiver, j’ajoute un pull, mais, en général, j’évite les chichis quand je vais au lycée, contrairement à certaines filles. Il arrive même que je saute la douche du matin. À quoi bon, quand on n’a personne à séduire ?

Du moins, plus depuis que Rob Wilkins avait proposé de me ramener à la maison. Pour lui, j’étais même prête à envisager un brushing. Bien sûr, il faudrait que je le cache à Ruth. Or elle devinerait qu’il y avait anguille sous roche à la minute où elle passerait me chercher. Genre : « Du gel, tiens donc ! » Certes, elle approuverait.

Jusqu’au moment où elle découvrirait pour qui je me tartine de gel.

Tout en musant, il m’est soudain venu à l’esprit que Douglas pouvait se tromper. Qu’il était possible que des cicatrices en forme d’étoile soient apparues ailleurs que sur mes paumes. La plante de mes pieds, par exemple. Mais quand j’ai inspecté mes petons, ils étaient aussi roses que d’habitude. Rien, pas même de crasse entre les orteils.

À la réflexion, le comportement de Rob Wilkins cet après-midi-là avait été étrange. Je le connaissais à peine, ce type. Les retenues mises à part, nous étions deux étrangers l’un pour l’autre. Quoique… pas tout à fait. Le semestre précédent, il avait partagé mes cours d’anatomie. Ceux dont est chargé l’entraîneur Albright. Nous sommes censés nous les appuyer en Seconde mais, pour une raison quelconque – sûrement parce qu’il avait été recalé les deux années précédentes – Rob y assistait, bien qu’il soit en Terminale. Il était assis juste derrière moi. Un élève plutôt silencieux, excepté quelques discussions occasionnelles avec son voisin, un Cul-Terreux lui aussi. Naturellement, j’avais tendu l’oreille. Leurs sujets de prédilection portaient sur les groupes musicaux – pour l’essentiel de heavy métal ou de country, le style Bouffeurs-d’Avoine – et les bagnoles.

Je n’avais pu résister à l’impulsion de mettre mon grain de sel, quelquefois. Comme le jour où je m’étais permis de dire que, pour moi, Steven Tyler[16] était loin d’être un génie. L’artiste autrefois connu sous le nom de Prince était le seul musicien vivant que j’aurais qualifié de génie. Pendant environ une semaine, nous avions disséqué les paroles de leurs chansons respectives, et Rob avait fini par se ranger à mon avis.

En une autre occasion, ces deux-là avaient bavassé motos. L’autre mec en avait pleine la bouche des Kawasaki.

— Tu planes ou quoi ? avais-je lancé. Rien ne vaut les Américaines.

Rob m’en avait tapé cinq.

Albright n’avait pas été très assidu à ses propres cours. Des urgences footeuses ne cessaient d’exiger sa présence ailleurs, et il nous avait laissés travailler seuls les questions de fin de chapitre. Vous voyez le genre : quelles sont les fonctions de la rate ? Combien de spermatozoïdes un adulte mâle produit-il quotidiennement ? Bref, des questions dont vous oubliez les réponses sitôt votre examen en poche.

J’ai décidé que le lendemain, au lycée, je mettrais ce T-shirt Gap que Douglas m’a offert à Noël. Je ne l’avais encore jamais porté en cours, à cause de son décolleté arrondi. Ce n’est pas le type de fringues que vous avez envie d’arborer pour envoyer au tapis l’arrière de l’équipe de foot.

Mais bon, si ça me permettait de décrocher la timbale, à savoir une balade sur cette Indian…

Ce n’est pas avant de boutonner ma robe Laura Ingalls, couleur lilas et parfaitement hideuse, alors que je jetais un coup d’œil dans le miroir, que je l’ai vue : la marque rouge de la taille d’un poing en haut de ma poitrine. Elle ne faisait pas mal, ni rien. On aurait plutôt dit une éruption d’urticaire, comme si quelqu’un avait balancé une palourde avariée dans mon assiette de fruits de mer. Des espèces de barbillons s’étalaient à partir du centre. A force de la contempler dans la glace, je me suis rendu compte qu’elle avait…

Eh bien… la forme d’une étoile.